4

DOWNBELOW, BASE PRINCIPALE ; 1600 HEURES,

STANDARD DE LA STATION, AUBE LOCALE[1].

Le matin était proche, une ligne rouge à l’horizon. Emilio était dehors, respirant régulièrement malgré le masque, vêtu d’une veste épaisse parce que les nuits étaient toujours froides, à cette latitude et altitude. Les files marchaient dans le noir, en silence, silhouettes courbées et pressées, semblables à des insectes sauvant des œufs de l’inondation, s’éloignant des dômes de stockage.

Les ouvriers humains dormaient toujours, ceux de la Quarantaine et les autres. Seuls quelques responsables participaient à l’opération. Il les voyait, ici et là, dans le paysage de dômes et de collines, ombres nettement plus grandes que les autres.

Une petite silhouette essoufflée s’approcha de lui, reprit son souffle.

« Oui ? Oui, toi m’appeler, homme-Konstantin ? »

— « Bondissant ? »

— « Moi Bondissant. » Une voix essoufflée et un large sourire. « Bon coureur, homme-Konstantin. »

Il posa la main sur une épaule osseuse, couverte de fourrure, sentit un bras tentaculaire s’enrouler autour du sien. Il sortit un morceau de papier de sa poche, le mit dans la main calleuse du Hisa.

— « Alors, cours, » dit-il. « Porte cela à tous les camps humains, laisse leurs yeux voir, tu comprends ? Et préviens tous les Hisas. Préviens-les tous, de la rivière à la plaine ; dis-leur d’envoyer des messagers même aux Hisas qui ne viennent pas dans les camps des humains. Dis-leur de se méfier des hommes, de ne pas faire confiance aux inconnus. Explique-leur ce que nous faisons ici. Regarder, regarder, mais n’approcher que s’ils connaissent l’appel. Le Hisa comprend-il ? »

— « Lukas arriver, » dit le Hisa. « Oui. Compris, homme-Konstantin. Moi Bondissant. Moi vent. Personne rattraper. »

— « Va, » dit-il. « Cours, Bondissant ! »

Des bras durs le serrèrent, avec cette puissance décontractée, effrayante, des Hisas. L’ombre partit dans le noir, s’éloigna, courut…

La nouvelle était partie. On ne pouvait plus l’arrêter, pas aussi facilement.

Il resta immobile, regardant les silhouettes humaines debout à flanc de colline. Il avait donné des instructions à son personnel et refusé toute explication, désireux de dégager leur responsabilité. Les dômes de stockage étaient pratiquement vides à présent, les provisions qu’ils contenaient ayant été transportées dans la nature. La nouvelle filait le long de la rivière, suivant une méthode sans aucune rapport avec les transmissions modernes, de sorte qu’il serait impossible de l’enregistrer, la nouvelle filait de toute la vitesse d’un Hisa et aucun ordre de la station ou de ceux qui la tenaient ne pourrait l’arrêter. D’un camp à l’autre, humains et Hisas, partout où les Hisas se rencontraient.

Une idée lui vint à l’esprit… Jamais, peut-être, les hommes n’avaient donné aux Hisas une raison de parler ainsi à leurs congénères ; ils ignoraient la guerre, les tribus éparpillées n’étaient pas unies ; pourtant, bizarrement, la nouvelle de l’arrivée de l’Homme avait circulé. Et, à présent, les humains transmettaient un message par ce réseau étrange. Il l’imagina progressant le long de la rivière, dans la campagne, par rencontres fortuites et organisées, quelle que soit l’idée que le peuple tendre, étonné, des Hisas se fasse de l’organisation.

Et, partout où il y aurait contact, les Hisas voleraient, eux qui ignoraient le vol ; abandonneraient leur travail, eux qui ignoraient tout des salaires et de la révolte.

Il eut froid, malgré les nombreuses couches de vêtements qui le protégeaient de la bise glacée. Contrairement à Bondissant, il ne pouvait partir en courant. Étant un Konstantin et un humain, il attendit, tandis que l’aube faisait apparaître les silhouettes des travailleurs chargés, tandis que les humains des autres dômes découvraient en s’éveillant le pillage systématique des réserves et du matériel, tandis que son personnel regardait sans réagir. Les lumières s’allumèrent, dans les dômes transparents… les gens sortirent, de plus en plus nombreux, stupéfaits.

Une sirène retentit. Il regarda le ciel, ne vit que les dernières étoiles, mais les coms avaient eu vent de quelque chose. Et une présence fit rouler des pierres, près de lui, un bras mince lui entoura la taille. Il serra Miliko contre lui, chérissant ce contact.

Un cri s’éleva, de l’autre côté de la crête ; des bras se tendirent vers le ciel. La lumière du vaisseau était visible dans le ciel pâle… trop tôt à leur goût.

« Fine Mouche ! » appela-t-il, elle vint, petite femelle avec une marque blanche sur le bras, séquelle d’une brûlure ; elle vint, chargée et le souffle court. « Maintenant, cachez-vous, » dit-il, et elle rejoignit la file, prévenant ses compagnons.

— « Où iront-ils ? » demanda Miliko. « L’ont-il dit ? »

— « Ils savent, » répondit-il. « Ils sont seuls à savoir. » Il la serra plus étroitement, à cause du vent. « Et leur retour… tout dépendra de qui le leur demandera. »

— « S’ils nous emmènent… »

— « Nous faisons de notre mieux. Mais ils n’accepteront pas les ordres d’inconnus. »

La lumière du vaisseau était plus vive, intense. Ce n’était pas une de leur leurs navettes, mais un appareil plus gros, plus inquiétant.

Militaire, se dit Emilio ; la navette d’un vaisseau.

« M. Konstantin ! » Un homme arriva en courant, s’arrêta, les bras écartés, désorienté. « Est-ce que c’est vrai ? Est-il vrai que Mazian est là-haut ? »

— « On nous a informés que c’était le cas. Nous ne savons pas ce qui se passe, là-haut ; apparemment, tout est calme. Pas d’affolement ; transmettez… nous gardons la tête froide, nous attendons les événements. Il ne faut pas mentionner les provisions manquantes ; que la Flotte nous dépouille puis s’en aille en laissant la station mourir de faim ; voilà la situation. Faites passer le mot. Et n’obéissez qu’à Miliko et moi, compris ? »

— « Bien, » souffla l’homme et, congédié, il partit en courant transmettre les instructions.

— « Il faudrait informer la Quarantaine, » dit Miliko.

Il acquiesça et prit le chemin, descendant la pente sur laquelle il se trouvait. De l’autre côté de la colline, des lumières s’allumèrent, le balisage de la piste d’atterrissage. Miliko et lui s’engagèrent sur le chemin de la Quarantaine, y trouvèrent Wei.

« La Flotte est là-haut, » dit Emilio. Et, comme un murmure de frayeur s’était immédiatement élevé : « Nous essayons de garder la nourriture pour la station et pour nous ; nous essayons d’empêcher la Flotte de prendre le contrôle de la base. Vous n’avez rien vu. Vous n’avez rien entendu. Vous êtes sourds, aveugles et vous n’avez aucune responsabilité ; c’est moi qui les assume. »

Un murmure courut dans la foule, employés ordinaires et réfugiés. Il fit demi-tour et, en compagnie de Miliko, prit le chemin du terrain d’atterrissage ; une foule d’employés, d’ouvriers… de réfugiés aussi, les suivit : personne ne les arrêta. Il n’y avait plus de gardiens, ni ici ni dans les autres camps ; les réfugiés travaillaient dans les mêmes conditions que les autres ouvriers. Cela n’allait pas sans discussions, sans difficultés ; mais ils étaient moins dangereux que ce qui leur tombait dessus, exigerait des provisions pour des vaisseaux bourrés de soldats et, peut-être, de nouvelles recrues.

Le vaisseau descendit dans un grondement de tonnerre, se posa sur la piste, l’occupant complètement, et, sur la colline, ils se bouchèrent les oreilles et tournèrent le dos à son souffle empesté jusqu’à ce que les moteurs se soient tus. Il resta là sous le soleil levant, étranger et inélégant, porteur de guerre. Le sas s’ouvrit, une de ses mâchoires s’abattant sur le sol, et des soldats en armures posèrent le pied sur la terre de la planète tandis qu’eux étaient en ligne au flanc de la colline, sans armures et sans armes. Les soldats prirent position, pointèrent leurs fusils. Un officier descendit la rampe, dans la lumière, un homme à la peau sombre, portant un masque mais pas de casque.

« C’est Porey, » souffla Miliko. « C’est Porey en personne. »

Le fardeau reposait sur ses épaules : il lui fallait descendre, réagir à la menace, lâcher la main de Miliko : mais elle ne lâcha pas la sienne. Ils descendirent ensemble à la rencontre de ce capitaine de légende… s’arrêtèrent à portée de voix, intimidés par la proximité des fusils.

« Qui commande cette base ? » demanda Porey.

— « Emilio Konstantin et Miliko Dee, capitaine. »

— « C’est vous ? »

— « Oui, capitaine. »

— « Sachez que la loi martiale est décrétée. Toutes les réserves de la base sont réquisitionnées. Tout gouvernement civil, humain ou indigène, est suspendu. Il nous faut immédiatement les dossiers du matériel, du personnel et des provisions. »

Ironique, Emilio tendit son bras libre vers les dômes, les dômes vides. Il était sûr que cela ne plairait pas à Porey. Certains registres, tenus manuellement, avaient également disparu. Il avait peur, pour lui, pour Miliko… pour les hommes et les femmes de cette base et des autres ; et, surtout, pour les Hisas, qui ne connaissaient pas la guerre.

« Vous resterez ici, » reprit Porey, « et nous fournirez toute l’assistance nécessaire. »

Emilio eut un sourire tendu et serra la main de Miliko. C’était une arrestation, purement et simplement. Le message de son père, au milieu de la nuit, lui avait donné du temps. Autour de lui, il y avait des ouvriers qui n’avaient pas demandé à être mis dans une telle situation, que l’on avait arbitrairement affectés ici. Il comptait moins sur leur silence que sur la célérité des Hisas. En outre, les militaires lui imposeraient peut-être d’autres contraintes. Il pensa à sa famille, dans la station, à l’évacuation possible de Pell, aux hommes de Mazian ruinant délibérément Downbelow avant de se replier, détruisant tout ce qui pourrait profiter à l’Union, engageant de force dans la Flotte tous les individus valides. Ils donneraient des fusils même aux Hisas, si cela leur fournissait des vies à jeter en pâture à l’Union.

— « Nous allons discuter la question, » répondit-il, « capitaine. »

— « Les armes seront remises à mes soldats. Le personnel sera fouillé. »

— « Je propose une réunion, capitaine. »

Porey eut un geste bref.

— « Faites-les monter ! »

Les soldats se dirigèrent vers eux. La main de Miliko serra la sienne. Il prit l’initiative et ils avancèrent d’eux-mêmes, se laissèrent fouiller, gravirent la rampe et entrèrent dans l’intérieur illuminé du vaisseau, où Porey attendait.

Emilio s’arrêta en haut de la rampe, Miliko près de lui.

« Nous sommes responsables de cette base, » dit-il. « Je n’ai pas l’intention d’ameuter les foules. Je satisferai tous les besoins raisonnables de vos forces. »

— « Vous menacez, M. Konstantin. »

— « Je présente les faits, capitaine. Dites ce que vous voulez. Je connais cette planète. L’intervention des militaires dans un système préexistant gaspillerait un temps précieux à s’organiser, et cette intervention pourrait se révéler destructrice. »

Il regarda Porey dans les yeux, constata qu’il détestait qu’on lui résiste. C’était un homme dangereux.

— « Mes officiers vont vous accompagner, » déclara Porey. « Donnez-leur les dossiers. »

Forteresse des étoiles T2
titlepage.xhtml
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_000.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_001.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_002.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_003.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_004.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_005.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_006.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_007.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_008.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_009.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_010.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_011.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_012.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_013.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_014.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_015.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_016.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_017.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_018.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_019.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_020.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_021.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_022.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_023.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_024.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_025.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_026.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_027.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_028.htm
Cherryh,Carolyn J.-Forteresse des etoiles(1981)tome2_split_029.htm